Lorsque je suis arrivée à Firminy mardi dernier, j’ai remarqué que des confetti étaient en vente. Comme à la boulangerie, on vendait des bugnes, j’ai réalisé que
nous étions mardi gras.
Quand j’étais gamine, nous allions ce jour-là place de l’hôtel de ville à Saint Etienne, où se rassemblaient les enfants, déguisés ou non. Les garçon nous fourraient des poignées de confetti dans
la bouche. Ce que je trouvais plus ou moins amusant.
Et j’ai dit à l’amie à qui j’avais rendu visite : « Donc demain, c’est le mercredi des cendres et le premier jour d’entrée dans le Carême ». Elle m’a regardé d’un air inquiet.
Pour être honnête, il y a peu de temps que j’ai pris conscience que le mercredi des Cendres est le premier jour du Carême. Et ce que celà implique. Plus précisément depuis que quelques
enseignants du lycée d’Yzeure m’ont reproché de ne pas avoir pu faire maigre ce fameux mercredi des Cendres.
Par respect pour ma grand-mère qui, catholique, ne plaisantait pas avec ces choses-là, j’ai toujours été, dans le cadre de mes fonctions, très attentive aux tabous alimentaires. Dans un
self-service, trouver sa pitance pour faire «maigre» semblerait a priori, assez facile. Et moi, qui suis née dans une école, je ne m’attendais pas à une revendication pareille venant du corps
enseignant.
En tant que gestionnaire d’établissement scolaire, j’avais la responsabilité de l’élaboration des menus, même si je ne les établissais pas moi-même.
A Ambérieu-en-Bugey, il y avait un bon nombre d’élèves d’origine arabe, mais seuls quelques uns pratiquaient la religion musulmane. Le chef cuisinier les connaissait et trouvait toujours une
solution pour leur proposer une alternative. Une tranche de jambon pouvait être remplacée par un restant de poulet et certains se contentaient même d’une salade de tomates. Il y avait
toujours le choix pour le plat principal. Et la stricte observance du ramadan tendait à se dissiper, notamment pour les internes qui étaient souvent, en outre, majeurs, dans le courant des 3
années de scolarité.
Le seul problème de nourriture que j’ai rencontré dans cette région où vivaient de nombreux descendants d’Italiens qui les consomment «al dente», ce fut en réalité avec les pâtes. Mon chef
cuisinier s’obstinait à les faire gonfler dans l’eau chaude après la fin de cuisson, au prétexte que cela faisait plus d’ « abonde » comme on dit en Bourbonnais. Il était plus
petit que moi, mais avait 62 ans et moi 27 : j’ai eu l’impression très nette qu’il me toisait ! « Bien ! » m’avait-t’il prévenue « puisque vous me le demandez et que
vous êtes mon chef, je vais moins faire cuire les pâtes. Mais ne vous plaignez pas si celà coûte plus cher !».
Ah ! j’ai failli oublier le jeune M., un pilier d’infirmerie, dont la maman m’a téléphoné une veille de vacances de printemps pour se plaindre que son fils n'avait pas pu observer sa
religion. J’avais en effet inscrit de la viande au menu pendant la période de Carême. Mes cours de catéchisme chez les sœurs salésiennes m’avaient en leur temps un peu gonflée, mais ont trouvé là
leur utilité. Et je me revois expliquer avec beaucoup d’assurance à Madame M. que depuis le concile Vatican II, les règles avaient été assouplies, que si elles s’appliquaient encore pendant la
semaine sainte, il convenait aux pratiquants, pendant le reste de l’année, de faire maigre un jour par semaine, mais pas forcément le vendredi. D'ailleurs, elle avait pu remarquer que je
prévoyais toujours du poisson au moins deux fois par semaine. Spécialiste d’histoire médiévale, j’en ai profité pour glisser insidieusement que l’exigence de faire « continence et
abstinence » ne s’appliquait pas au seul Carême, mais aussi à la semaine de l’Avent, trente jours avant Noël. Les jeunes, excepté quand il y a du poisson pané, choisiront toujours la viande
qui est dans le plat voisin, plutôt qu'un bon filet de poisson. Le jeune M. n’était, à 14 ans, sans doute pas concerné par les préceptes de continence, mais si je lavais mis au régime poisson
midi et soir pendant 70 jours, je pense qu'il aurait fini par demander grâce !.
Au Chambon-Feugerolles, les élèves de mon collège étaient hébergés au lycée professionnel voisin : pour les revendications à propos des menus, c’est ma collègue qui s’y collait !
Dans mon poste suivant, mon adjoint, tout faraud, pour me démontrer qu’il avait toutes les qualités d’autorité nécessaires lui permettant d'assurer mes fonctions à ma place, s’était vanté à mon
arrivée de répondre aux élèves musulmans s’inquiétant de savoir quelle était la nature de la viande présentée : « c’est de la dinde ». Moi, j’ai pris ça pour un manque de respect
et j’ai demandé qu'on ne les abuse plus désormais. Ce qui n'a pas amélioré nos rapports !
Dans un self service, on a toujours possibilité de « faire maigre », sauf quand on veut délibérément être de mauvaise foi (si je puis me permettre l'expression).
Je ne suis plus maintenant confrontée au problème. Compte-tenu du fait que je soupçonnais un des proviseurs d’être à l’origine de la cabale du mercredi des Cendres, je m’attendais donc à être
mise en cause au cours d’un conseil d’administration et j’ai longtemps gardé à portée de main un communiqué paru dans le journal local. La fédération de la Libre Pensée y annonçait que le jour du
vendredi « dit saint », elle organisait un banquet républicain où l’on pourrait se gaver de cochonnailles et de nourritures bien lourdes et grasses.
Car c’est cela aussi, la laïcité : si des « libres penseurs » étaient venus manger au self-service, ils devaient pouvoir avoir toute liberté de se gaver de ce qui leur faisait
plaisir.