Télévision, journaux, radios, nous rebattent les oreilles de « mai 68 ». Pourquoi ne parlerais-je pas de la façon dont je l’ai vécu ?
En mai 1968, j’avais 15 ans (16 en réalité à la fin du mois) : j’habitais alors Saint-Etienne et étais élève du lycée Honoré d’Urfé (l’inoubliable auteur de
l’indigeste « Astrée »), un « lycée de jeunes filles ». Il y avait 2 lycées de jeunes filles (le second était le lycée Simone Weil, qui y fut prof de philo, en centre
ville) et deux lycées de garçons (le lycée du centre était le lycée Claude Fauriel, doté de classes préparatoires aux grandes écoles) et le Portail Rouge, à la périphérie de la ville, dans un
quartier alors entièrement neuf.
Saint-Etienne n’était pas alors une véritable ville universitaire bien que deux centres universitaires (un centre universitaire en droit et un centre universitaire en lettres), dépendant de
Lyon, y aient été implantés dans des locaux récupérés auprès de l’école des Mines, et dans une ancienne laiterie .
Par contre, c’était alors une vraie ville ouvrière : les usines Peugeot étaient en plein centre ville. Des puits de mine étaient encore en activité sur la Ricamarie et le
Chambon-Feugerolles. La centrale (thermique) du Bec crachait ses fumées noires : les habitants de la Ric avaient envoyé à un ministre un sac plein de poussière de charbon. Et les bonnes
ménagères stéphanoises, chambonnaires ou appelouses (habitants de Firminy) nettoyaient tout à l’alcali, seul capable de décrasser cette poussière grasse.
Et, Saint-Etienne était la seule ville de France où subsistait encore un tramway.
J’avais redoublé ma seconde car l’année précédente j’avais passé la plupart de mon temps à la clinique orthopédique où l’on m’avait posé un plâtre pour cause de
grave scoliose : en l’espace d’une heure ma taille était passée de 1 m 58 à 1 m 62. On m’avait allongée dans un portique métallique, mis une mentonnière à laquelle avaient été
accrochés 30 kg pour tirer la tête. De l’autre côté, j’avais des bracelets aux pieds auxquels étaient suspendus aussi des poids de 30 kg. J’ai été enveloppée de bandelettes plâtrées. A peine
sortie de la clinique, allant acheter un journal de télévision en face de chez moi, j’ai butté sur la terre d’un trottoir qui était en réfection. Mal encore habituée au corset qui me
déséquilibrait, je suis tombée, ai eu une plaie au genou et une entorse avec épanchement de synovie. Ce qui m’a valu d’avoir la jambe gauche plâtrée de la cheville au haut de la cuisse ! (il
faut absolument que j’écrive le « roman de la momie » !).
En juillet 1967, ce plâtre avait été remplacé par un corset en fer et plexiglass qui m’avaient assuré une plus grande autonomie. Mai 68 a peut-être été symbole de libération pour des femmes qui
brûlaient leurs soutiens gorge, mais pas pour moi !
C’est pourtant un printemps dont je garde un bon souvenir :
Le lycée Honoré d’Urfé était construit dans un très beau parc. A un moment donné, on a vu de moins en moins de profs… Les cours étaient suspendus, et on nous envoyait en étude dans les locaux de
l’internat, au milieu des rhododendrons ! Les surveillantes (dans un lycée de jeunes filles, la directrice était une demoiselle (« Guiguitte »), elle était assistée de madame le
censeur, mesdames les surveillantes générales et de mesdemoiselles les surveillantes), souvent étudiantes à Lyon ont également disparu les unes après les autres : le lycée nous
appartenait. J’aurais pu faire sauter les cours comme les autres externes, mais il se trouvait que mes deux meilleures copines étaient internes et bloquées là.
En étude, nous avions rapatrié un électrophone (mono, bien sûr !) et nous passions des disques de Barbara, Georges Moustaki (« avec sa gueule de métèque ») et Serge Reggiani
(« votre fille a 20 ans, que le temps passe vite … »). Il faisait beau : nous avons rapidement repéré que l’on pouvait, littéralement « faire mur ». Et que personne
ne viendrait contrôler si nous étions là ou non. L’idée a surgi dans la tête de ma copine Claire, la plus délurée de nous trois : nous devions aller à Firminy, parce que, je cite, « les
garçons y étaient particulièrement sympa » ! Une fois le mur escaladé (après un an de corset, j’étais devenue habile. Et les copines qui tenaient à m’emmener avec elles m’avaient bien
aidée), direction la place Bellevue. Les syndicats ouvriers (la CGT, à Saint-Etienne) n’avaient pas encore appelé à la grève. On trouvait encore de l’essence, mais Claire avait décidé :
« On va faire du stop » ! On a fait du stop : mais nous avons fait arrêter la voiture un peu avant Firminy car l’automobiliste était fort entreprenant, et que la copine qui
était assise sur le siège à côté de lui ne souhaitait pas prolonger l’épreuve. Il nous a copieusement injuriées. Nous avons musardé place du Breuil : les copines ont trouvé que les
garçons (ceux qui n’avaient pas encore leur permis de conduire tout au moins) étaient décidément très sympa à Firminy !
Nous sommes sagement rentrées par les transports en commun (un vieux trolley à perche).
Peu de temps après, les profs ont installé des piquets de grève : je revoie Huguette Bouchardeau, au loin, refouler des élèves. Une demi-pensionnaire comme moi ne pouvait plus aller faire valoir ses droits à la cantine ! Les copines internes ont été renvoyées chez elles. L’essence a commencé à manquer, l’électricité à être coupée (à la maison, nous avions heureusement, toujours un stock de bougies).
.. J'ai alors trouvé une nouvelle occupation...